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J’arrivai à sa maison de l’Upper East Side avant lui. Je l’avais suivi de nombreuses fois jusqu’ici. Je connaissais le chemin. Des gens à sa solde habitaient les étages inférieur et supérieur, encore que, selon moi, ils ignoraient probablement qui il était. Ce qui ressemblait fort aux habituelles dispositions d’un vampire. Et entre ces deux appartements, se trouvait cette longue enfilade de pièces, au deuxième étage de cet immeuble dont les fenêtres étaient pourvues de grilles comme une prison, et auquel il accédait par une entrée arrière.

Aucune voiture ne le déposait jamais devant. Il descendait sur Madison et coupait directement par le bloc jusqu’à la porte de derrière. Parfois aussi, il descendait sur la 5e. Il avait deux itinéraires, et quelques-uns des immeubles alentour lui appartenaient. Mais personne – aucun de ses poursuivants – ne connaissait cet endroit.

Je n’étais même pas sûr que Dora, sa fille, sût exactement où se trouvait cet appartement. Depuis tous ces mois où je l’observais, me délectant et me pourléchant à l’idée de lui prendre la vie, il ne l’avait jamais emmenée ici. Et je n’avais jamais capté dans les pensées de Dora la moindre image s’y rapportant.

Toutefois, Dora connaissait sa collection. Naguère, elle avait accepté ses reliques. Elle en avait disséminé quelques-unes dans les pièces vides du château-couvent de La Nouvelle-Orléans. J’avais perçu le reflet d’un ou deux de ces objets d’art la nuit où je l’avais prise en filature jusque là-bas. Et, pour l’heure, ma Victime continuait à se lamenter parce qu’elle avait refusé son dernier cadeau en date. Un objet vraiment sacré, du moins c’est ce qu’il pensait.

Je pénétrai dans l’appartement de la manière la plus simple.

Du reste, on ne pouvait guère appeler cela un appartement, bien qu’il comportât effectivement un petit cabinet de toilette, crasseux comme le deviennent les lieux inoccupés et désaffectés ; les pièces, l’une après l’autre, étaient encombrées de malles, de statues, de personnages en bronze, de tas de ce qui semblait être des trucs de pacotille et qui sans nul doute recelaient d’inestimables trouvailles.

Cela me faisait vraiment tout drôle d’être à l’intérieur, caché dans la petite chambre du fond, dans la mesure où je m’étais jusqu’ici contenté de regarder par les fenêtres. Il y faisait froid. Lorsqu’il arriverait, il apporterait suffisamment de chaleur et de lumière.

Je perçus qu’il n’était qu’à mi-chemin sur Madison, pris dans un embouteillage. Je commençai mon exploration.

L’immense statue de marbre d’un ange me fit immédiatement sursauter. Je venais de franchir le seuil de la porte et je faillis me cogner violemment contre lui. C’était l’un de ces anges généralement placés à l’intérieur du portail des églises, qui offrait de l’eau bénite dans une semi-coquille. J’en avais vu en Europe et à La Nouvelle-Orléans.

C’était un ange gigantesque, et son profil cruel scrutait la pénombre. Tout au fond du vestibule, un rai de lumière provenait de la petite rue animée qui débouchait sur la 5e. L’habituel bourdonnement de la circulation filtrait à travers les murs.

Cet ange était posé là comme s’il venait juste d’atterrir des cieux pour présenter sa vasque sacrée. Je tapotai doucement son genou fléchi et le contournai. Il ne me plaisait pas. Je sentais l’odeur du parchemin, du papyrus et de diverses sortes de métaux. La pièce face à moi semblait remplie d’icônes russes. Les murs en étaient entièrement couverts et la lumière dansait sur les halos des vierges au regard triste et des christs éclatants.

Je poursuivis dans la pièce voisine. Des crucifix. Je reconnus le style espagnol et ce qui me parut être du baroque italien, et j’aperçus une œuvre très ancienne, sûrement d’une grande rareté – un Christ grotesque, de dimension minime, mais souffrant avec l’horreur qui convenait sur sa croix vermoulue.

C’est seulement alors que je réalisai l’évidence. Il s’agissait uniquement d’art religieux. Il n’y avait pas un objet qui ne soit d’inspiration chrétienne. Cependant, en y réfléchissant, on peut affirmer sans trop se tromper qu’il en est ainsi de tout l’art des siècles passés. Je veux dire par là que la grande majorité des œuvres d’art est religieuse.

Les lieux étaient totalement dénués de vie.

En fait, cela empestait l’insecticide. Il avait évidemment dû en imprégner l’atmosphère pour préserver ses statues de bois anciennes, forcément. Je n’entendais ni ne sentais les rats, et ne décelais aucun être vivant. L’appartement du dessous était vide de ses occupants, bien qu’une petite radio déversât un bulletin d’informations dans une salle de bains.

Il m’était facile de faire abstraction de ce petit bruit. Aux étages supérieurs, il y avait des mortels, mais des gens âgés, et je captai l’image d’un homme sédentaire, casque sur les oreilles, qui se balançait au rythme d’une musique ésotérique germanique, du Wagner, où des amants funestes déploraient la venue de « l’aube tant haïe », ou quelque folie pesante, répétitive et indéniablement païenne. Au diable ce leitmotiv. Il y avait là-haut une autre personne, trop faible pour poser un problème ; je n’avais d’elle qu’une unique vision, et elle semblait coudre ou tricoter.

Tout cela ne m’importait pas suffisamment pour que je m’y attarde. J’étais en sécurité dans l’appartement. Il allait bientôt arriver, emplissant toutes ces pièces de l’arôme de son sang, et j’allais faire tout mon possible pour ne pas lui rompre le cou avant d’en avoir bu la dernière goutte. Oui, cette nuit était la bonne.

De toute façon, Dora ne le découvrirait que demain, une fois rentrée chez elle. Qui irait penser que j’avais laissé son cadavre ici ?

Je passai ensuite dans le salon. La pièce était relativement propre ; c’était là qu’il se délassait, lisait, étudiait et caressait ses bibelots. J’y trouvai des divans massifs et confortables, pourvus de piles de coussins, et des lampes halogènes en métal noir si délicates, légères, modernes et d’un maniement si aisé que l’on aurait dit des insectes posés en équilibre sur les tables, sur le sol, et parfois en haut des caisses en carton.

Le cendrier en cristal débordait de mégots, ce qui confirmait le fait qu’il préférait la prudence à la propreté, et je vis des verres éparpillés dans lesquels l’alcool, depuis longtemps desséché, s’était transformé en un glacis pailleté semblable à de la laque.

Des rideaux fins et douteux étaient accrochés aux fenêtres, diffusant une lumière crasseuse et tentante.

Cette pièce-là aussi était encombrée de statues de saints, dont un saint Antoine, blafard et émouvant, tenant dans le creux de son bras un Enfant Jésus potelé ; une vierge imposante et lointaine, provenant manifestement d’Amérique latine. Et une sorte d’ange monstrueux de granit noir, que, même avec mes yeux, je ne parvenais pas à détailler dans l’obscurité, et qui faisait davantage penser à un démon mésopotamien qu’à un être céleste.

L’espace d’une fraction de seconde, ce monstre de granit me donna le frisson. Il ressemblait à… Non, je dirais que ses ailes me rappelaient la créature que j’avais entr’aperçue, cette Chose qui semblait me suivre.

Mais ici, je n’entendais aucun bruit de pas. Il n’y avait pas de déchirure dans le tissu de l’existence. C’était une statue granitique, rien de plus, hideux ornement ayant sans doute appartenu à quelque église affreuse emplie de représentations de l’Enfer et du Paradis.

Des piles de livres étaient posées sur les tables. Car il adorait lire. Il y avait des ouvrages précieux, imprimés sur vélin, très anciens et tout ça, mais aussi des ouvrages d’actualité, qui traitaient de philosophie, de religion, des affaires courantes, des Mémoires de correspondants de guerre célèbres, et même quelques recueils de poésie.

Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses en plusieurs volumes, était peut-être un cadeau de Dora, et là, une Histoire de Dieu, un bouquin tout neuf, écrit par une femme du nom de Karen Armstrong. Un autre livre sur le sens de la vie, Comprendre le présent, par Bryan Appleyard. Des gros pavés. Mais rigolos, en tout cas. Et ils avaient été manipulés. Oui, c’était bien son odeur que je sentais sur ces livres, sans aucun doute, et non celle de Dora.

Il avait passé ici beaucoup plus de temps que je n’aurais jamais cru.

Je scrutais les ombres, les objets, je laissais l’air emplir mes narines. Oui, en effet, il était souvent venu ici, avec quelqu’un d’autre, et cette personne… cette personne était morte ici ! Je ne m’en étais évidemment pas rendu compte jusqu’alors, mais c’était un préparatif supplémentaire pour le repas. Ainsi donc ce criminel, trafiquant de drogue, avait jadis aimé un jeune homme en ces lieux, et tout n’avait pas été que confusion. J’en avais des visions fugitives de la pire espèce qui soit, des émotions plutôt que des images, et j’en fus moi-même sous le choc. Ce décès était somme toute assez récent.

Si j’avais croisé cette victime à l’époque, lorsque son ami agonisait, je ne me serais jamais intéressé à lui, je l’aurais laissé repartir. Mais il était tellement m’as-tu-vu en ce temps-là !

Pour le moment, il montait les marches de l’escalier dérobé, à pas prudents, la main sur la crosse de son revolver à l’intérieur de son pardessus, à la façon des héros de films noirs, bien qu’il ne fût guère un personnage prévisible. Mais il est vrai que les trafiquants de cocaïne sont des gens extravagants.

Arrivé à la porte de derrière, il constata que je l’avais ouverte. Fureur. Je me glissai dans le coin opposé à cette arrogante statue de granit et je me tins en retrait, entre deux saints poussiéreux. Il faisait trop sombre pour qu’il s’aperçoive immédiatement de ma présence. Il lui aurait fallu pour cela allumer l’une des petites lampes halogènes, et c’étaient des spots.

Pour l’instant, il écoutait, il sondait : il lui était odieux que quelqu’un ait forcé sa porte ; c’était un assassin, et il n’envisageait pas de ne pas mener son enquête ; la cause fut débattue dans le petit tribunal de son cerveau. Non, il était impossible que quelqu’un connaisse cet endroit, trancha le juge. Merde ! ça devait être un piètre petit voleur, se dit-il dans un accès de rage.

Il sortit son arme et commença à passer d’une pièce à l’autre, même celles que je m’étais abstenu de visiter. Je l’entendis actionner l’interrupteur, et vis la lumière jaillir dans le vestibule. Il poursuivit son investigation dans l’appartement.

Comment diable pouvait-il penser qu’il était vide ? Car n’importe qui aurait pu se cacher là. Moi, je savais qu’il était vide. Mais lui, comment en était-il si sûr ? Peut-être était-ce pour cela qu’il était resté en vie depuis tout ce temps, à cause de ce mélange parfaitement dosé de créativité et d’imprudence.

Enfin arriva le moment absolument délicieux. L’assurance qu’il était seul.

Il franchit le seuil du salon, tournant le dos au grand vestibule, inspecta longuement la pièce sans me voir, naturellement, puis il rangea son gros revolver 9 mm dans son étui et ôta très lentement ses gants.

Le peu de lumière me permit de détailler tout ce que j’adorais chez lui.

Des cheveux noirs et doux, un visage de type asiatique, dont on ne pouvait dire avec certitude s’il était indien, japonais ou gitan ; ou même grec ou italien ; des yeux noirs et sournois, et une ossature absolument symétrique et parfaite, traits dont avait hérité sa fille Dora. Elle avait la peau claire, Dora. Sa mère avait dû avoir une carnation d’une blancheur laiteuse. Lui avait le teint que je préférais, cuivré.

Soudain, il parut extrêmement mal à l’aise. Il se détourna de moi, le regard manifestement rivé à un objet qui l’avait alarmé. Aucun rapport avec ma présence. Je n’avais touché à rien. Mais son inquiétude avait jeté un mur entre mon esprit et le sien. Il était sur le qui-vive.

Il était grand, le dos très droit, vêtu d’un pardessus long et de chaussures Savile Row cousues main que les bottiers anglais mettaient une éternité à fabriquer. Il s’écarta de moi, et je réalisai aussitôt que c’était la statue de granit noir qui l’avait effrayé.

C’était tout à fait évident. Il ignorait ce que c’était et comment elle était arrivée là. Il s’en approcha avec circonspection, comme si quelqu’un pouvait s’être tapi à proximité de la chose, puis il pivota, scruta la pièce et ressortit lentement son revolver.

Diverses hypothèses le traversèrent, non sans une certaine méthode. Il connaissait un marchand d’art suffisamment stupide pour lui avoir livré le truc et être reparti en laissant la porte ouverte, mais celui-ci lui aurait de toute façon téléphoné avant de passer.

Et cette chose ? Mésopotamienne ? Assyrienne ? Soudain, sous le coup d’une impulsion, oubliant tous les problèmes du moment, il tendit la main pour toucher le granit. Seigneur, il l’adorait. Au point d’agir comme un idiot.

Car l’un de ses ennemis était peut-être là. Mais alors, pourquoi un gangster ou un enquêteur fédéral lui apporterait-il un cadeau pareil ?

Il paraissait envoûté par cette œuvre. Mais moi, je ne parvenais toujours pas à la distinguer nettement. J’aurais volontiers ôté mes lunettes violettes, ce qui m’aurait considérablement aidé, mais je n’osais bouger. Je voulais voir ça, l’adoration qu’il vouait à cet objet tout nouveau. Je sentais son désir absolu pour cette statue, l’envie de la posséder, de l’avoir ici… C’était ce type même de désir qui l’avait d’emblée rendu si attirant à mes yeux.

Il ne pensait qu’à elle, à la finesse de sa sculpture, se disant qu’elle était récente, pas ancienne, pour d’évidentes raisons de style, du XVIIe siècle sans doute, avec ce rendu charnel d’un ange déchu.

Un ange déchu. Il ne cessait de marcher sur la pointe des pieds et de l’embrasser. Il leva la main gauche et la passa sur la figure et les cheveux de granit. Merde ! je ne voyais rien. Comment pouvait-il s’accommoder de ces ténèbres ? Mais lui, il était collé contre, alors que moi je me tenais à une distance de six mètres, coincé entre deux saints et gêné par une perspective médiocre.

Il finit par s’en détourner pour allumer l’une des lampes halogènes. L’objet en question ressemblait à une mante religieuse. Il déplaça le bras de métal fin et noir pour en diriger le faisceau sur le visage de la statue. À présent, je voyais merveilleusement bien les deux profils !

Il émettait des petits gloussements de plaisir. C’était extraordinaire ! Le marchand n’avait plus la moindre importance, la porte de derrière était oubliée, le supposé danger envolé. Il replaça son arme dans l’étui, presque machinalement sembla-t-il, et continua de se déplacer sur la pointe des pieds, essayant de se hisser à la hauteur de cette effroyable image taillée. Des ailes garnies de plumes. Je venais seulement de le remarquer. Pas reptiliennes, mais emplumées. Le visage, lui, était classique, robuste, le nez long, le menton… Pourtant, il y avait une sorte de férocité dans le profil. Et pourquoi la statue était-elle noire ? Peut-être était-ce seulement saint Michel, qui, dans sa juste colère, repoussait les démons en Enfer. Non, les cheveux étaient trop drus et trop emmêlés pour ça. Armure, plastron, et là, je vis les détails les plus frappants. Il avait les jambes et les sabots d’un bouc. Le Diable.

À nouveau, je tressaillis. Semblable à la chose que j’avais vue. C’était ridicule ! Et je ne percevais aucunement la présence du Fileur à mes côtés. Je n’étais pas désorienté. Je n’avais même pas vraiment peur. Juste un frisson, rien de plus.

Je demeurais totalement immobile. Maintenant, prends ton temps, me dis-je. Réfléchis. Tu as ta Victime et cette statue n’est rien d’autre qu’une coïncidence qui enrichit le scénario. Il dirigea alors vers elle le faisceau d’un autre halogène. La façon dont il l’étudiait était presque érotique. Je souris. Car la manière dont j’observais moi-même cet homme de quarante-sept ans, doté de la santé d’un adolescent et de l’assurance d’un criminel, l’était tout autant. Sans la moindre hésitation, il recula, ayant oublié toute menace, et contempla sa nouvelle acquisition. D’où venait-elle ? De qui ? Il se moquait éperdument de son prix. Si seulement Dora… Non, Dora n’aimerait pas cet objet. Dora. Dora, qui lui avait brisé le cœur ce soir en refusant son cadeau.

Bientôt, son attitude changea ; il ne voulait plus penser à Dora, et à tout ce qu’elle lui avait dit – qu’il devait renoncer à ses activités, qu’elle n’accepterait plus un centime pour l’Église, qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer et de souffrir s’il allait en justice, et qu’elle ne voulait pas du voile.

Quel voile ? Un faux, avait-il expliqué, mais le plus beau qu’il eût jamais trouvé. Le voile ? Je fis subitement le lien entre son cuisant petit souvenir et ce qui était accroché au mur tout là-bas, un morceau d’étoffe dans un cadre, un visage du Christ peint. Un voile. Le voile de Véronique.

Une heure plus tôt, il venait de dire à Dora : « XIIIe siècle, et tellement beau, Dora, pour l’amour du ciel. Prends-le, Dora, si je ne peux pas te laisser ces choses-là… »

Ainsi, son précieux cadeau était cette sainte face ?

— Je n’accepterai plus rien, Papa, je te l’ai dit. Plus rien.

Il avait tenté de la convaincre en lui faisant miroiter que ce nouveau présent pourrait faire l’objet d’une exposition. De même que toutes ces reliques. Elles pourraient rapporter de l’argent pour l’Église.

Elle s’était mise à pleurer, et le tout avait duré jusqu’à leur retour à l’hôtel, tandis que David et moi étions au bar, à quelques mètres d’eux.

— Dire que ces salauds se sont arrangés pour me coincer avec leur mandat d’amener, pour un truc que je n’ai pas couvert, et toi, tu m’annonces que tu ne veux pas de ces objets ? Tu laisserais des étrangers s’en emparer ?

— Volés, Papa, avait-elle dit en pleurant. Ils ne sont pas propres. Ils sont souillés.

Vraiment, il ne comprenait pas sa fille. Il avait l’impression d’avoir été un voleur depuis son enfance. La Nouvelle-Orléans. La pension de famille, le curieux mélange de pauvreté et d’élégance, et sa mère, ivre la plupart du temps. Le vieux capitaine qui tenait le magasin d’antiquités. Tout ça défilait dans sa tête. Old Captain occupait les pièces en façade de la maison et lui, ma Victime, lui apportait chaque matin son petit déjeuner sur un plateau, avant d’aller à l’école. La pension de famille, le service, les vieillards bien habillés, St Charles Avenue. L’époque où les hommes passaient leurs soirées assis sous la véranda, tout comme les vieilles dames coiffées de leur chapeau. En ces temps de lumière du jour que je ne connaîtrais plus jamais.

Quelle rêverie. Non, ça ne plairait pas à Dora. D’ailleurs, lui-même n’était plus très sûr de l’apprécier, tout à coup. Il avait souvent du mal à expliquer aux gens ses propres critères. Il entama une sorte de justification, comme s’il s’adressait au marchand qui lui avait apporté cet objet. « Oui, c’est beau, mais c’est trop baroque ! Il y manque cet élément de torsion auquel je tiens tant. »

Je souris. J’adorais la façon de penser de ce type. Et l’odeur de son sang, aussi. J’en respirai un effluve, attendant qu’il me transforme en parfait prédateur. Doucement, Lestat. Tu as attendu pendant des mois. Ne te précipite pas. D’ailleurs, il est un vrai monstre. Il a tué des gens d’une balle dans la tête, et en a poignardé d’autres. Un jour, dans une petite épicerie, il a tiré à la fois sur son ennemi et sur l’épouse du propriétaire dans l’indifférence la plus totale. La femme lui avait barré le chemin. Et il est ressorti, froidement. C’était il y a longtemps, à l’époque de New York. Avant Miami, avant l’Amérique du Sud. Mais il se souvenait spécialement de ce crime, si bien que j’étais au courant.

Il pensait beaucoup à ces morts-là. C’est pourquoi j’y pensais aussi.

Il était en train d’examiner les pieds pourvus de sabots de cette chose, ange, diable ou démon. Je m’aperçus que les ailes touchaient le plafond. Je dus me maîtriser pour ne pas me remettre à frissonner. Mais j’étais sur la terre ferme, et il n’y avait nulle créature d’un autre monde en ces lieux.

Il avait enlevé son pardessus et il était maintenant en bras de chemise. C’était trop. Comme il déboutonnait son col, je vis la chair de son cou. Et aussi ce petit endroit particulièrement beau, juste en dessous de l’oreille, ces quelques centimètres entre la nuque d’un humain et le lobe de son oreille, tellement représentatifs de la beauté masculine.

Merde ! ce n’est pas moi qui avais inventé la symbolique des nuques. Chacun savait ce que signifiaient ces proportions. Il me plaisait des pieds à la tête, et sa personnalité plus encore, vraiment. Au diable sa séduction asiatique et tout le reste, et même sa vanité flamboyante dont le halo s’étendait à cinq mètres à la ronde. C’était son esprit, sa pensée entièrement absorbée par la statue, et qui, l’espace d’un moment de miséricorde, avait laissé échapper l’image de Dora.

Il attrapa un autre spot halogène, posa la main sur le métal brûlant et braqua l’ampoule sur l’aile du démon, celle que je distinguais le mieux ; à mon tour, je vis cette perfection qu’il évoquait, l’amour baroque du détail. Non. Il ne collectionnait pas ce genre d’objet. Ses préférences allaient au grotesque, et celui-ci ne l’était que par accident. Seigneur, c’était hideux. Une féroce crinière de cheveux, une figure à l’expression menaçante qu’aurait pu concevoir William Blake, et d’immenses yeux ronds fixés sur lui et, semblait-il, emplis de haine.

— Blake, c’est ça, s’écria-t-il. Il se retourna. Blake. Cette satanée statue ressemble à un dessin de Blake.

Je réalisai qu’il me regardait, ébahi. C’est moi qui avais projeté cette idée, étourdiment, certes, mais manifestement à dessein. J’éprouvai le choc de la rencontre. Il m’avait vu. Il avait aperçu mes lunettes, sans doute, et la lumière, ou bien mes cheveux.

Je m’avançai très lentement, bras le long du corps. Je voulais lui éviter de sortir son arme, ce qui aurait été d’une grande vulgarité. Mais il s’en abstint. Il se contenta de me dévisager, sans doute ébloui par l’éclat des petites ampoules trop proches de lui. À la lumière de l’halogène, l’ombre de l’aile de l’ange se découpait contre le plafond. Je me rapprochai.

Il demeura totalement muet. Il avait peur. Ou plus exactement, dirais-je, il était alarmé. Et même plus que ça. Il pressentait que cela risquait fort d’être son ultime affrontement. Quelqu’un avait réussi à le piéger sur toute la ligne ! Et il était trop tard pour dégainer son revolver, ou pour faire quoi que ce soit d’aussi prosaïque, et, d’ailleurs, il n’avait pas véritablement peur de moi.

Je voulais bien être pendu s’il n’avait pas compris que je n’étais pas humain.

Je fondis sur lui et pris son visage entre mes mains. Il se mit bien sûr à transpirer et à trembler, mais il m’arracha quand même mes lunettes, qui tombèrent par terre.

— Oh ! c’est merveilleux, enfin, chuchotai-je, d’être si près de vous !

Il ne pouvait articuler un mot. Nul mortel ainsi prisonnier de mon étreinte ne pouvait, selon toute vraisemblance, formuler autre chose que des prières, et lui n’en connaissait pas ! Il me regarda droit dans les yeux, puis il me jaugea, très lentement, sans oser bouger, le visage toujours enserré par mes mains froides, si froides, et il sut. Pas humain.

C’était la plus étrange des réactions ! Il était déjà arrivé que l’on m’identifie, ici et là de par le monde ; mais la prière, la folie, quelque réaction désespérée et atavique accompagnaient toujours cette découverte. Même dans la vieille Europe où l’on croyait à Nosferatu, les victimes hurlaient une supplique avant que je ne plante mes dents.

Mais ça, à quoi cela rimait-il, cette façon de me dévisager, ce courage risible d’un criminel !

— Prêt à mourir comme vous avez vécu ? murmurai-je.

Une seule pensée le galvanisait. Dora. Il commença à se débattre violemment, agrippant mes mains et réalisant qu’elles étaient dures comme de la pierre, puis, le corps convulsé comme il essayait de se libérer, il se retrouva cruellement suspendu par le visage. Il me siffla à la figure.

Une inexplicable pitié me submergea. Ne le torture pas comme ça. Il en sait trop. Il comprend trop vite. Seigneur, tu as eu des mois pour l’observer, il est inutile de prolonger ça. D’un autre côté, me disais-je, quand pareille mise à mort se représenterait-elle ?

Ma soif triompha du discernement. Je pressai tout d’abord mon front contre son cou, déplaçant ma main vers sa nuque tandis que mes cheveux l’effleuraient, puis je l’entendis retenir son souffle, et enfin je bus.

Il m’appartenait. J’avais le jaillissement, lui et Old Captain dans la pièce du devant, le tramway qui passait dehors dans un fracas épouvantable, et il disait à Old Captain : « Si vous me la montrez encore ou si vous me demandez de la toucher, je ne reviendrai plus jamais vous voir. » Et Old Captain qui jurait qu’il ne recommencerait plus. Old Captain qui l’emmenait au cinéma, dîner au restaurant à Monteleone, et en avion à Atlanta, qui avait fait serment de ne plus jamais faire ça, « Laisse-moi simplement être auprès de toi, fiston, laisse-moi rester avec toi, je le ferai plus, je le jure ». Sa mère dans l’embrasure de la porte, ivre, en train de se brosser les cheveux. « J’ai compris votre petit jeu, toi et ce vieux bonhomme, je sais très bien ce que vous faites. C’est lui qui t’a acheté ces vêtements ? Tu te figures que je m’en suis pas aperçue ? » Et puis Terry, une balle de revolver au beau milieu de son visage, une fille blonde qui se tourne sur le côté et s’effondre sur le sol, le cinquième meurtre, et il a fallu que ce soit toi, Terry. Lui et Dora étaient dans le camion. Et Dora savait. Dora n’avait que six ans et elle avait compris. Compris qu’il avait tué sa mère. Et ils n’en avaient jamais, jamais, reparlé. Le cadavre de Terry dans un sac plastique. Seigneur, du plastique. Et lui, disant : « Maman est partie. » Dora n’avait même pas posé de questions. À six ans, elle savait. Terry, qui hurlait : « Tu t’imagines que tu peux m’enlever ma fille, espèce de salopard, tu t’imagines que tu peux prendre mon enfant, mais je pars ce soir avec Jake, et je l’emmène avec moi. » Bang ! T’es morte, chérie. De toute façon, je pouvais plus te supporter. Affaissée par terre, cette fille, mignonne mais tellement commune, avec ses vêtements tapageurs, ses ongles ovales rose pâle, son rouge à lèvres toujours impeccable et ses cheveux décolorés. Short rose, petites cuisses.

Lui et Dora roulant dans la nuit, et ils n’en avaient jamais reparlé.

Qu’est-ce que t’es en train de me faire ! Tu es en train de me tuer ! Mais tu prends mon sang, pas mon âme, espèce de voleur, tu… Grand Dieu, qu’est-ce que tu fais ?

— Vous me parlez ?

Je m’écartai, le sang dégoulinant de mes lèvres. Doux Seigneur, il me parlait ! J’enfonçai de nouveau mes crocs, et, cette fois, je lui brisai le cou, mais il ne se taisait toujours pas.

Oui, toi, tu es quoi ? Pourquoi, pourquoi ça, le sang ? Va brûler en enfer ! Va au diable !

Je lui avais écrasé les os du bras, déboîté l’épaule, et j’avais bu jusqu’à la dernière goutte de son sang, encore sur ma langue que je collais alors à la blessure. Donne-moi, donne-moi, donne-moi…

Mais quel est ton nom, qui donc es-tu ?

Il était mort. Je le laissai tomber puis reculai. Me parler ! Me parler pendant la mise à mort ? Me demander à moi qui j’étais ? Troubler l’extase ?

— Oh ! vous êtes décidément plein de surprises, murmurai-je.

J’essayai de mettre de l’ordre dans mes pensées. J’avais chaud et j’étais repu. Je gardais dans la bouche le goût de son sang. J’avais envie de le relever, de lui déchirer le poignet pour boire tout ce qu’il restait, mais c’était trop laid et, à la vérité, je n’avais nulle intention de le toucher encore. Je déglutis et me passai la langue sur les dents, pour en goûter l’ultime saveur, lui et Dora dans le camion, elle, six ans, Maman morte, une balle dans la tête, pour toujours avec Papa à présent.

« C’était le cinquième meurtre », m’avait-il dit à haute voix, je l’avais entendu. « Qui es-tu ? »

— Tu oses me parler, espèce de salopard !

Je baissai les yeux sur lui, et sentis enfin le sang irriguer le bout de mes doigts et couler le long de mes jambes ; je fermai les yeux et je me dis : « Vis pour ça, rien que pour ça, pour ce goût, cette sensation », et ses paroles me revinrent, celles qu’il avait adressées à Dora dans un bar : « J’ai vendu mon âme pour des endroits comme celui-là. »

— Oh ! pour l’amour du ciel, meurs, bordel ! m’écriai-je.

Je voulais sentir encore la brûlure du sang, mais j’en avais marre de lui, merde ! six mois, ça suffisait pour une histoire d’amour entre un vampire et un humain. Je levai les yeux.

La chose noire n’était absolument pas une statue. Elle était animée. Et elle m’observait. Elle était vivante, elle respirait et me regardait d’un air menaçant par-dessous ses sourcils luisants et noirs.

— Non, c’est pas vrai, dis-je à haute voix.

J’essayai de m’immerger dans cet état de profonde sérénité que le danger suscitait parfois en moi. Ce n’est pas vrai.

Je poussai son corps inerte tombé à terre, simplement pour m’assurer que j’étais toujours là et que je ne devenais pas fou de terreur et d’égarement, mais il ne se passa rien et je me mis à hurler.

Je hurlai comme un gosse.

Et je m’enfuis.

Je sortis en toute hâte, traversai le vestibule, passai par-derrière et me retrouvai dans les ténèbres de la nuit.

Je grimpai sur les toits, puis, à bout de forces, je me laissai glisser dans un petit passage et m’appuyai contre les briques. Non, c’était impossible. C’était l’ultime image que ma Victime avait projetée vers moi ; c’est déjà mort qu’il m’avait envoyé cette vision, sa douce vengeance. En rendant cette statue vivante, cette grande chose noire et ailée, avec ses jambes de bouc…

— Ouais, dis-je.

Je m’essuyai les lèvres. J’étais allongé sur la neige sale. Il y avait d’autres mortels dans cette ruelle. Laissez-nous tranquilles. Je ferai de même. Je m’essuyai une nouvelle fois les lèvres. « Par vengeance, oui ; tout son amour, murmurai-je à haute voix, pour tous les objets de ces lieux, et il m’a envoyé ça. Il savait. Il savait qui j’étais. Il savait comment… »

D’ailleurs, la Chose qui me filait n’avait jamais été aussi calme, aussi immobile, aussi réfléchie. Elle qui avait toujours enflé et grandi comme autant de fumée épaisse et puante, et ces voix… Non, c’était une simple statue qui s’était tenue là.

Je me relevai, furieux contre moi-même, absolument furieux de m’être enfui et de ne pas avoir su apprécier le dernier vilain tour de toute cette histoire. J’étais suffisamment en colère pour y retourner et flanquer des coups de pied à son cadavre et à cette statue, qui, sans nul doute, était retournée au granit à l’instant même où toute conscience avait définitivement quitté le cerveau moribond de son propriétaire.

Bras et épaules cassés. Comme si, de la masse ensanglantée à laquelle je l’avais réduit, il avait évoqué cette chose.

Et Dora sera mise au courant. Bras et épaules cassés. Nuque brisée.

Je débouchai sur la 5e Avenue. Je marchais dans le vent.

Je fourrai les mains dans les poches de mon blazer de laine, qui était bien trop léger pour ce blizzard, et je marchai, inlassablement. « Et merde ! D’accord, tu as compris qui j’étais et, l’espace d’un instant, tu as donné vie à ce machin. »

Je m’arrêtai net, contemplant par-delà les voitures les bois sombres et enneigés de Central Park.

— Si toute cette affaire a réellement un rapport, alors viens me chercher.

Ce n’était pas à lui que je venais de m’adresser, ni à la statue, c’était au Fileur. Je refusais purement et simplement d’avoir peur. Et je n’avais plus du tout ma tête.

Et où était David ? En train de chasser quelque part ? Chasser… comme il avait tant aimé à le faire dans la jungle amazonienne du temps où il était mortel, alors que j’avais fait de lui à jamais le chasseur de ses frères.

Je pris une décision.

Retourner immédiatement à l’appartement pour regarder cette foutue statue, et constater par moi-même qu’elle était absolument inanimée ; puis je ferais ce que je me devais de faire pour Dora – c’est-à-dire me débarrasser du cadavre de son père.

Il ne me fallut que très peu de temps pour revenir, monter une seconde fois l’étroit escalier de derrière plongé dans l’obscurité et entrer dans l’appartement. J’avais fini par dépasser ma peur et j’étais simplement furieux, humilié et ébranlé, et en même temps singulièrement excité – comme je le suis toujours par l’inconnu.

Puanteur de son corps inerte depuis peu. Puanteur du sang gâché.

Je n’entendais ni ne percevais rien d’autre. J’allai dans une pièce qui avait jadis été une cuisine et contenait encore les produits d’entretien utilisés du temps du défunt mortel que la Victime avait aimé. Je trouvai effectivement ce que je cherchais dans le placard sous l’évier, là où les gens la fourrent toujours, une boîte de sacs poubelle en plastique vert, idéale pour ses restes.

Je réalisai subitement que c’était dans un sac identique qu’il s’était débarrassé du cadavre de sa femme, Terry ; je l’avais vu, je l’avais senti tandis que je me régalais de lui. Oh ! et puis, merde. C’est donc lui qui m’en avait donné l’idée.

Je vis quelques articles de coutellerie, mais rien cependant qui permît de faire un travail chirurgical ou artistique. Je pris le plus grand des couteaux, avec une lame en acier au carbone, puis, sans la moindre hésitation, je revins dans le salon, me retournai et regardai cette statue gigantesque.

Les halogènes étaient toujours allumés, faisceaux brillants dans l’obscur capharnaüm.

Statue ; ange aux jambes de bouc.

Lestat, tu es un idiot.

Je me hissai à sa hauteur, face à elle, et, froidement, me mis à l’étudier en détail. Probablement pas du XVIIe siècle. Plutôt contemporain, exécuté à la main, certes, mais avec l’absolue perfection d’un objet actuel ; le visage arborait effectivement l’expression sublime des œuvres de William Blake – créature aux pattes de bouc, malfaisante, menaçante, avec les yeux des saints et des pécheurs de Blake, emplis tout à la fois d’innocence et de courroux.

Je la voulus tout à coup, j’eus envie de l’emporter d’une manière ou d’une autre jusqu’à mon appartement de La Nouvelle-Orléans et de la garder comme souvenir, pour être tombé pratiquement raide de frayeur à ses pieds. Froide et solennelle, elle était devant moi. Et je réalisai alors que toutes ces reliques risquaient d’être perdues si je n’en faisais pas quelque chose. Sitôt que la nouvelle de son décès allait être connue, ces œuvres seraient confisquées, ce qui constituait le fond du problème avec Dora, puisque ces richesses allaient passer dans des mains indifférentes.

Et Dora lui avait tourné son frêle petit dos et s’était mise à pleurer, petite fille abandonnée accablée de chagrin, d’horreur et de la pire des frustrations, dans l’incapacité de consoler celui qu’elle aimait le plus au monde.

Je baissai les yeux sur son cadavre mutilé. Il paraissait encore animé, ce corps brisé, massacré par un boucher. Les cheveux noirs, très doux et ébouriffés, les yeux mi-clos. Les manches de sa chemise blanche étaient tachées d’une méchante couleur rosâtre, dues aux gouttelettes de sang qui suintaient des blessures que je lui avais accidentellement infligées en le broyant. Son torse formait un angle hideux par rapport à ses jambes. Je lui avais rompu la nuque et la colonne vertébrale.

Il fallait que je le sorte d’ici. J’allais me débarrasser de lui, ainsi, personne n’en saurait rien avant longtemps. Nul ne saurait qu’il était mort ; et les enquêteurs n’iraient pas tourmenter Dora ni la rendre malheureuse. Ensuite, j’allais m’occuper des reliques, probablement en les faisant purement et simplement disparaître de la vie de Dora.

Dans ses poches, je pris ses papiers. Que des faux, pas un seul où ne figurât son identité réelle.

Son vrai nom était Roger.

Je le savais depuis le début, mais seule Dora l’appelait Roger. Pour toutes les affaires qu’il traitait avec les autres, il utilisait des noms d’emprunt exotiques, aux consonances bizarres et médiévales. Ce passeport-ci était au nom de Frederick Wynken. Cela m’amusa beaucoup. Frederick Wynken.

Je pris tous ses papiers officiels, que je fourrai dans mes poches pour les détruire ensuite intégralement.

Je m’attelai à la tâche avec le couteau. Je lui coupai les deux mains, et je fus relativement surpris de leur délicatesse et de constater comme ses ongles étaient soigneusement manucurés. Il s’était tellement aimé, et à juste titre. Quant à sa tête, je la lui tranchai, davantage avec une force brutale, pour parvenir à enfoncer la lame à travers les tendons et les os, qu’avec une réelle dextérité. Je ne pris pas la peine de lui fermer les yeux. Le regard fixe des défunts n’a qu’un attrait vraiment très limité. Il n’imite rien de vivant. Maintenant qu’il était mort, sa bouche était molle, dénuée d’émotion, et ses joues très lisses. Comme toujours. Celles-là – la tête et les mains, je les mis séparément dans deux sacs verts, puis je pliai le corps en deux, pour ainsi dire, et le fourrai à l’intérieur du troisième sac.

Du sang maculait le tapis, et je m’aperçus que ce n’était que l’un des dizaines d’autres, de ceux que l’on chine chez les brocanteurs, qui recouvraient le plancher, et que c’était bien embêtant. De toute façon, le corps était proche de la sortie. Sa décomposition ne risquait pas d’attirer les mortels du dessus ou du dessous. Et, sans cadavre, personne ne saurait jamais ce qu’il était advenu de lui… Ce qui était préférable pour Dora, assurément, plutôt que de voir s’étaler sur papier brillant les grandes photos du carnage que j’avais fait ici.

Je jetai un dernier regard à la figure menaçante de l’ange, du démon, ou de ce qu’il était, avec sa crinière féroce, ses lèvres charnues et ses immenses yeux polis. Puis, soulevant les trois sacs telle la hotte du Père Noël, je sortis pour me délester de Roger morceau par morceau.

Ce qui ne posa guère de problème.

J’y réfléchis une petite heure, le temps de parcourir Uptown d’un pas traînant, à travers le désert des rues sombres et enneigées, en quête de chantiers de construction mornes et chaotiques, de tas d’ordures et autres lieux où la pourriture et les immondices s’étaient accumulés et où il était peu probable qu’on vienne fouiller dedans, et encore moins les dégager.

Je laissai ses mains enfouies sous une énorme pile de détritus, juste en dessous d’une bretelle d’autoroute. Les quelques mortels qui rôdaient dans les parages, avec des couvertures et un feu brûlant dans une boîte de métal, ne prêtèrent aucune attention à ce que je faisais. J’enfonçai si profondément les mains enveloppées de plastique dans les décombres que personne n’aurait jamais l’idée d’aller les en extraire. Je me dirigeai ensuite vers les mortels, qui ne daignèrent même pas lever les yeux sur moi, et je laissai tomber quelques billets de banque près du feu. Le vent faillit les emporter. Puis une main, une main vivante, naturellement, celle de l’un des clochards, jaillit à la lueur des flammes, attrapa les billets et les ramena dans l’obscurité palpitante.

— Merci, mon frère.

Je répondis : « Amen ».

La tête, je la déposai de la même manière, mais beaucoup plus loin. Une porte arrière servant de décharge. Détritus humides d’un restaurant. Puanteur. Je m’abstins de jeter un ultime coup d’œil à la tête. Elle m’embarrassait. Ce n’était pas un trophée. Jamais je ne conserverais la tête d’un homme comme trophée. L’idée m’en semblait déplorable. Je n’en aimais pas le contact dur à travers le plastique. Si des miséreux la trouvaient, ils se garderaient bien de le signaler. De plus, ils étaient déjà passés par là pour avoir leur ration de tomates, de laitue, de spaghettis et de croûtons de baguette. Le restaurant avait fermé plusieurs heures plus tôt. Les immondices étaient gelées ; lorsque je fourrai la tête tout au fond de ces ordures, cela produisit un bruit sec de raclement.

Je retournai à Downtown, toujours à pied et portant toujours sur mon épaule le dernier sac contenant sa malheureuse poitrine, ses bras et ses jambes. Je descendis la 5e, dépassai l’hôtel de Dora endormie, puis Saint-Patrick et les boutiques de mode. Des mortels se ruaient sous les portes pourvues d’auvent ; des taxis klaxonnaient furieusement contre les grosses limousines qui roulaient trop lentement.

Je marchais encore et toujours. J’envoyais des coups de pied dans la neige fondue et je me détestais. Je sentais son odeur, et cela aussi me mettait en rage. Mais, d’une certaine manière, le festin avait été tellement divin qu’il était normal d’en assumer les conséquences, et par là-même ce nettoyage.

Les autres – Armand, Marius, toute ma cohorte d’immortels, amants, amis, ennemis – m’avaient toujours maudit de ne pas « jeter les restes ». Très bien, cette fois, Lestat se comportait en bon vampire. Il nettoyait après son passage.

J’étais presque arrivé au Village quand je découvris un autre endroit parfait, un immense entrepôt, apparemment abandonné, et dont les étages supérieurs étaient jonchés des éclats de verre des vitres cassées. Avec, à l’intérieur, des déchets de toutes sortes en un gigantesque amoncellement. Je sentais l’odeur de la chair en putréfaction. Quelqu’un était mort ici quelques semaines auparavant. Seul le froid empêchait la puanteur d’atteindre des narines humaines. Ou peut-être que personne ne s’en souciait.

Je poursuivis plus avant dans le local caverneux – effluves d’essence, métal et brique rouge. Une montagne de détritus se dressait là, au beau milieu, semblable à une pyramide funéraire. J’aperçus un camion, imprudemment garé à proximité, le moteur encore chaud. Mais il n’y avait là aucun être vivant.

Une abondance de chairs en décomposition se trouvait dans le plus élevé des tas. Je dénombrai à l’odeur au moins trois cadavres, disséminés parmi les décombres. Peut-être y en avait-il davantage. Les relents en étaient absolument repoussants, aussi ne m’éternisai-je pas à disséquer la situation.

— OK, mon pote, je t’abandonne dans un cimetière, dis-je.

J’ensevelis profondément le sac, parmi les bouteilles brisées, les boîtes de conserve écrasées, les fruits pourris, les piles et les tas de carton, de bois et d’ordures. Je faillis provoquer une avalanche. Il y eut d’ailleurs un ou deux petits tremblements de déchets, puis la pyramide bancale ne tarda pas à se reformer d’elle-même. Le seul bruit était celui des rats. Une unique bouteille de bière roula à terre, à quelques mètres du monument, luisante, silencieuse, solitaire.

Je restai un long moment à examiner le camion ; cabossé, anonyme, moteur encore chaud, j’y perçus l’odeur de ses récents occupants humains. En quoi étais-je concerné par ce qu’ils faisaient ici ? Car il leur arrivait bien de venir et de franchir l’immense portail métallique, ignorant ou approvisionnant occasionnellement ce charnier. L’ignorant, selon toute vraisemblance. Qui irait s’installer à proximité des victimes de ses propres crimes ?

Dans toutes ces grandes villes modernes et denses, je parle des métropoles les plus importantes, les capitales de la délinquance – New York, Tokyo, Hong Kong – vous pouvez trouver les plus étranges configurations de l’activité humaine. Les nombreuses facettes de la criminalité ont commencé à me fasciner. C’était d’ailleurs ce qui m’avait attiré vers lui.

Roger. Au revoir, Roger.

Je ressortis. Il ne neigeait plus. Les lieux étaient lugubres et désolés. Un matelas, recouvert de neige, était posé à l’angle de la rue. Les réverbères étaient cassés. Je ne savais plus trop où j’étais.

Je marchai en direction de l’eau, vers l’extrémité de l’île, et j’aperçus bientôt l’une de ces églises très anciennes, de celles qui remontaient à l’époque hollandaise de Manhattan, avec son petit cimetière attenant, entouré d’une clôture, dont les pierres tombales annonçaient des dates impressionnantes, 1704, voire 1692.

C’était un bijou d’architecture gothique, sorte de réduction de celui à la gloire de saint Patrick, mais sans doute plus complexe et mystérieux encore, dont les détails, l’organisation et la conviction parmi la douceur et les déchets de la grande ville, me réjouissaient le regard.

Je m’assis sur les marches de l’église, admirant les parties sculptées des voûtes qui subsistaient et prenant plaisir à m’adosser dans les ténèbres contre la pierre sanctifiée.

Je réalisai, non sans une grande circonspection, que le Fileur n’était nulle part dans les parages, que mes actes de la nuit ne m’avaient valu aucune visite d’un autre monde ni de bruits de pas terrifiants, que l’immense statue de granit était bel et bien inanimée, que j’avais toujours les papiers de Roger dans ma poche, ce qui laisserait des semaines, peut-être même des mois à Dora, avant que sa tranquillité d’esprit ne soit troublée par la disparition de son père, et qu’elle n’en connaîtrait de toute façon jamais les détails.

C’était une affaire réglée. Fin de l’aventure. Je me sentais mieux, beaucoup mieux que lorsque j’avais parlé à David. Retourner sur les lieux, regarder cette monstrueuse créature de granit, cela avait été la meilleure chose à faire.

Le seul problème était que la puanteur de Roger avait imprégné mes vêtements. Roger. Jusqu’à quand avait-il été « la Victime » ? À présent, je l’appelais par son prénom. Était-ce emblématique de l’amour ? Dora l’appelait Roger, Papa ou Roge. « Chérie, c’est Roge », lui avait-il dit en l’appelant d’Istanbul. « Peux-tu venir me voir en Floride, juste quelques jours. J’ai à te parler… »

Je sortis les papiers bidon. Il soufflait un vent glacé mais il ne neigeait plus, et le sol avait durci. Aucun mortel ne serait resté comme ça, assis ici dans le renfoncement voûté du portail d’une église, mais moi je m’y trouvais bien.

J’examinai son faux passeport. En fait, il s’agissait d’un jeu complet de faux papiers, dont je ne comprenais pas toute la signification. Il y avait un visa pour l’Égypte. Il devait sûrement trafiquer là-bas. Et le nom de Wynken me fit à nouveau sourire, parce que c’était le genre de patronyme qui fait rire même les enfants dès qu’ils l’entendent. Wynken, Blinken and Nod (cligner, ciller et acquiescer). N’était-ce pas cela le poème ?

Il me fut facile de déchirer le tout en mille morceaux qui s’envolèrent dans la nuit, par-delà les minuscules pierres tombales du petit cimetière. Quelle bourrasque ! Ils s’éparpillèrent telles des cendres, comme si son identité avait été incinérée et que l’ultime tribut avait été payé.

Je me sentis las, gorgé de sang, satisfait, et à présent ridicule d’avoir eu si peur lorsque j’avais parlé à David. Qui m’avait très certainement pris pour un idiot. Mais en réalité, de quoi étais-je vraiment sûr ? Uniquement que la Chose qui me suivait ne cherchait pas particulièrement à protéger Roger, la Victime, ou alors qu’elle n’avait rien à voir avec lui. Mais ne l’avais-je pas déjà compris ? Cela ne signifiait pas pour autant que le Fileur était parti.

Mais plutôt qu’il choisissait simplement ses propres moments, qui peut-être étaient sans rapport aucun avec ce que je pouvais faire.

J’admirais la petite église. Tellement inestimable, chamarrée et déplacée parmi les autres édifices du bas Manhattan, sauf que rien dans cette étrange cité n’était plus véritablement incongru, puisque le mélange de gothique, d’ancien et de moderne y était d’une rare densité. La pancarte de la rue voisine indiquait Wall Street.

Étais-je arrivé tout en bas de Wall Street ? Je m’adossai contre les tombes et fermai les yeux. Demain soir, David et moi allions discuter. Et Dora ? Dora dormait-elle comme un ange dans son lit, à l’hôtel en face de la cathédrale ? Me pardonnerais-je si j’allais jeter un ultime regard, secret, inoffensif et désespéré à Dora endormie, avant de tirer un trait sur toute cette aventure ?

Mieux valait me sortir cette petite fille de l’esprit ; oublier la silhouette, lampe de poche à la main, qui parcourait les immenses couloirs obscurs de ce couvent abandonné de La Nouvelle-Orléans, courageuse Dora. Ne pas faire comme avec la dernière mortelle que j’avais aimée. Non, oublie tout ça. Oublie tout ça, Lestat, tu m’entends ?

Le monde était plein de victimes potentielles, dès lors que l’on commençait à penser en termes de vie entière, d’ambiance pour l’existence, de personnalité aboutie, pour ainsi dire. Peut-être retournerai-je à Miami si je parviens à convaincre David de m’y accompagner. Demain soir, David et moi pourrons en discuter.

Bien sûr, il risquait d’être extrêmement contrarié que je l’aie envoyé chercher refuge à l’Olympic Tower et sans doute s’apprêtait-il à descendre vers le Sud. Peut-être aussi que nous n’irions pas.

Je fus alors parfaitement conscient que si j’entendais maintenant ces bruits de pas, si je sentais la présence du Fileur, je risquais fort de me retrouver tout tremblant demain soir dans les bras de David. Le Fileur se moquait de là où j’allais. Et le Fileur était réel.

Des ailes noires, la sensation d’une masse sombre, une épaisse fumée, et la lumière. Ne t’appesantis pas sur ce sujet. Tu as eu assez de pensées macabres pour une nuit, tu ne trouves pas ?

Quand allais-je repérer un autre mortel comme Roger ? Quand rencontrerais-je une personnalité aussi étincelante ? Et ce salopard qui me parlait tout du long, même pendant l’extase ! Me parler, à moi ! Et qui s’est arrangé pour donner vie à cette statue grâce à une faible impulsion télépathique. Qu’il aille se faire voir ! Je hochai négativement la tête. Était-ce moi qui avais provoqué ce phénomène ? Avais-je fait quelque chose de nouveau ?

En pourchassant Roger pendant des mois, en étais-je arrivé à l’aimer tellement que je lui avais parlé tout en le tuant, par le truchement d’un sonnet sans paroles et plein de dévotion ? Non. Je m’étais contenté de boire et de l’aimer, et de l’aspirer en moi-même. Roger en moi.

Une voiture, qui roulait lentement dans l’obscurité, s’arrêta à ma hauteur. Des mortels qui voulaient savoir si j’avais besoin d’un abri. Je refusai d’un signe de tête, me retournai et traversai le petit cimetière, posant le pied sur chacune des tombes tandis que je circulais entre les pierres ; je me retrouvai bientôt en direction du Village, me déplaçant à une telle vitesse qu’ils ne m’avaient probablement même pas vu partir.

Imaginez la scène. Ils aperçoivent ce jeune homme blond vêtu d’un blazer croisé bleu marine, un foulard flamboyant autour du cou, assis dans le froid sur les marches d’une petite église baroque. Et puis la silhouette disparaît. Je me mis à rire tout fort, et j’en appréciai l’écho tandis qu’il s’envolait le long des murs de brique. À présent, je me trouvais tout près de la musique, des gens qui marchaient bras dessus bras dessous, des voix humaines, des odeurs de cuisine. Il y avait des jeunes partout, suffisamment vigoureux pour penser que la rigueur de l’hiver pouvait être source de plaisirs.

Le froid avait commencé à me gêner. À être presque humainement pénible. J’avais envie d’être au chaud.

Memnoch le demon
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